mercredi 29 avril 2020

Journal de déconfinement – jour 43

CAPITAL
A peine j’avais envoyé ma page, hier, que j’étais pris d'un doute... J’ai vérifié : il fallait effectivement écrire saure-qui-peut avec trois tirets. Trop tard. Une faute d’orthographe pour un instit', même en retraite, ça la fout moche. Bien sûr, j'en fais d'autres, on ne peut pas tout savoir, le français est une langue si difficile, c'est bien pour ça qu'on peut organiser les championnats d'orthographe de la francophonie.
Je songe à l’école, aux enfants, pas par nostalgie mais parce que depuis un mois ils sont chez eux à essayer d'apprendre quelque chose en tête à tête, un coup avec leur ordinateur, un coup avec leurs parents. Je songe aux parents. Ils en bavent, paraît-il. A cause des règles de grammaire ou des équations algébriques ? Oh, ça non, ce n'est pas le pire. Chaque famille est un cas particulier. Entre travail ou télétravail, routines quotidiennes, qualité des relations (avec les ados ? Pff, ne m'en parlez pas !), besoin de détente, composition de la famille (monoparentale, éclatée, en instance de divorce, enfants nombreux, etc.), configuration du logement, matériels disponibles et autres paramètres, il n'est pas toujours évident pour les parents d'aider leurs enfants.
Depuis le début, des voix s'élèvent pour avertir que plus longtemps l'école restera fermée, plus s'aggraveront les inégalités, et que ce sont les plus défavorisés qui en pâtiront le plus. Par parenthèse, le concept de classe sociale défavorisée était il n'y a pas si longtemps (est peut-être encore) utilisé au sein même de l'Education Nationale ; il s'agit essentiellement des paysans, des ouvriers, des petits artisans, petits employés, bref, de  tous ceux qui triment beaucoup pour ne gagner pas grand chose. Parenthèse dans la parenthèse, je trouve l'euphémisme "les plus défavorisés" ou "les plus fragiles" condescendant et, à la vérité, insultant. Parce que dans le cas de figure qui nous occupe - faire l'école à ses enfants -, le parent défavorisé matériellement se voit en même temps supposé indigent intellectuellement, c'est-à-dire incapable d'accompagner ses enfants dans leurs apprentissages : il serait négligent, laxiste, ne saurait pas se faire obéir, il ignorerait l'orthographe...
En clair, il n'a pas le niveau pour aider ses enfants. Et l'école, justement, est là pour lui, car l'école réduit les inégalités. De là naît toute cette inquiétude à propos de l'aggravation des inégalités, si l'école ne reprend pas bientôt. Je dis qu'en pensant cela, on se trompe.
On se trompe gentiment, un peu par compassion, mais surtout parce qu'on ne regarde pas dans la bonne direction : l'école ne peut simplement pas résorber les inégalités dans une société qui est profondément et foncièrement inégalitaire.L'école de la république est faite expressément pour renforcer le statu quo, et les profs en sont toujours les hussards noirs, "à l'insu de leur plein gré", peut-être. Le sujet est vaste, chaud surtout ; nous en disputerons peut-être un jour. Ou bien vous allez sur ce vieux blog : https://educationecolesociete.blogspot.com/ où j'essaie, quand j'ai le temps, d'actualiser des textes d'un blog encore antérieur.
On se trompe parce que si en une douzaine d'années de scolarité, l'école ne parvient toujours pas à gommer les inégalités sociales, ces quatre mois sans classe n'y ajouteront évidemment pas grand' chose.
On se trompe enfin parce que n'importe quel parent peut aider, et avec succès, ses enfants à apprendre.
- Si vous avez les moyens de payer plusieurs profs particuliers, y compris en visioconférence, à votre fiston qui bachote sans trop d'enthousiasme, vous n'avez pas besoin de savoir dériver une fonction ou d'écrire sans faute, vous n'avez même pas besoin de savoir lire : vous aidez votre enfant à la mesure de vos moyens, votre soutien repose entièrement sur votre capital pécuniaire. Après, s'il fait le mariole au lieu d'écouter ses précepteurs, c'est peut-être qu'il est trop gâté ou qu'il considère que les profs sont d'une classe inférieure, un genre de valets, puisque vous les payez. 
- Si vous êtes prof, d'histoire-géo par exemple, vous saurez jusqu'à un certain niveau (quand commence l'étude des nombre imaginaires ou des matrices) donner sans problème un coup de main à votre progéniture. Ce soutien est possible grâce à votre capital culturel. Votre fibre professionnelle et votre conscience des enjeux vous pousseront en outre certainement à être sur son dos un peu plus que nécessaire. Les petits supporteront encore, mais les ados, vous les entendrez soupirer, souffler, grommeler... il y aura peut-être de la rébellion dans l'air. 
- Si vous êtes employé ou ouvrier, vous êtes considérés comme d'un public défavorisé. Si cela peut vous rassurer,  il existe une gradation dans cette catégorie, qui va de faiblement défavorisé à très défavorisé, en passant par moyennement. Mon père, cuisinier à la cantine des ouvriers De Wendel, et ma mère, comptable devenue femme au foyer, étaient de l'espèce des peu défavorisés.
Mais si vous êtes dans le bas de cette classe sociale, c'est-à-dire proche de la pauvreté, cela signifie (ou plutôt suppose) que vous êtes pauvre en capital à la fois matériel et culturel ! Votre problème est donc de parvenir, avec vos faibles moyens, à aider vos enfants. Si vous vous y prenez seulement maintenant, parce que le confinement vous y oblige, il est trop tard. Mais si vous avez dès le plus jeune âge mis vos enfants dans des situations et des dispositions qui les ont fait désirer apprendre (*), alors vous n'avez pas eu besoin de leur payer des cours particuliers, ni de faire avec eux des devoirs auxquels vous ne compreniez rien, parce que vous ne parliez même pas français.
- Maintenant, si vous êtes SDF, travailleur pauvre et parent isolé, immigré en attente d'un jugement, ou je ne sais dans quelle autre situation désespérée, il vous faudra évidemment plus que du courage pour trouver un ordinateur et comment remplacer la cantine scolaire. 
Amies, amis, à demain.
(*) Je n'entre pas ici dans les détails, vous voyez bien ce que je veux dire... Non ? Une autre fois alors.
Sur la notion de capital selon Pierre Bourdieu : https://la-philosophie.com/bourdieu-capital . Après, vous cherchez sur le Net...

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