jeudi 16 avril 2020

Journal de déconfinement – jour 10

Ce matin, 16 avril, Francine avait rendez-vous à l'hôpital Bel-Air, du CHR Metz-Thionville, qui, vous l'avez appris, crie très fort à la pénurie de matériels de protection. D'où une petite appréhension - pas pour ce qui l'attend, mais à cause du virus. Elle s'équipe donc du masque qu'elle a cousu elle-même ainsi que d'une paire de gants et d'une de secours qui se trouvaient dans la trousse de premier secours d'origine de la Mercedes, notre précédente voiture, plus le flacon de gel.
Dans la descente vers Kanfen déjà, je remarque un regain de trafic : nous croisons une vingtaine de voitures, contre deux seulement  il y a quinze jours. Sur l'autoroute, il y a surtout des camions, qui se suivent en direction du Luxembourg, à bonne cadence, pas loin les uns des autres.
Aux abords et à l'accueil de l'hôpital, presque personne. Je ne suis pas autorisé à accompagner mon épouse. Si l'opération foire, elle mourra donc toute seule (je déconne). Je l'attends sur le parking payant, quasiment vide, alors qu'il est d'habitude bondé. Comme je risque d'attendre un bon moment, vu qu'on est arrivés très en avance, je vais jusqu'au boulanger d'en face acheter une baguette et le journal. Il y a une petite queue, que je n'ai même pas remarquée : je crois bien que je suis passé devant un monsieur, mais il n'a pas protesté. Dedans, tout est fait dans les règles des barrières de sécurité. Quand même, c'est étrange : l'un a des gants, pas de masque, l'autre l'inverse. Le virus surfe-t-il sur l'odeur du pain ?
Je jette la baguette dans la voiture et cherche un endroit où m'installer pour lire le Rép-Lo. Des gens que je croise, une personne sur deux porte un masque, toutes (moins une) font un écart, un couple s'efface même pour, dans un passage étroit, me laisser passer. Je les sens bien craintifs. Je change de direction pour ne pas les gêner davantage.
Me voilà sur un des bancs devant l'entrée de l'hôpital. Avant ça, je m'étais demandé si je pouvais sans danger m'asseoir, si je ne devais pas d'abord tout essuyer avec le mouchoir imbibé d'eau de Cologne que je trimballe dans un sac congélation étanche et qui m'a déjà servi à me désinfecter les mains après le contact du comptoir de la boulangère. Je songe que nous irons tout à l'heure faire des courses et que là-bas, tout le monde aura touché à tout, avant et après nous, et que personne ne saura jamais si le virus y était ou pas. Ce genre de situation peut se révéler effrayant, pour les âmes sensibles en particulier. 
Ca me rappelle les consultations de nourrissons auxquels nous allions présenter nos fils dans les années soixante-quinze et seize. La pédiatre voulait qu'on stérilise absolument tout ce que touchait le bébé, y compris la pince avec laquelle nous retirions le biberon du stérilisateur. Quand je lui ai demandé si on devait aussi stériliser nos doigts, elle n'a pas ri. La réponse devait être "oui". Les années qui ont suivi, on a appris que les petits américains étaient davantage sujets aux maladies que nous parce qu'ils ne frottaient pas assez leurs tartines contre les murs. Ah, la science médicale, ce n'est une chose merveilleuse que jusqu'au moment où elle prétend avoir trouvé le remède - unique et absolu. 
L'arrêt Citéline est juste à côté de mon banc. Deux bus viennent de s'y arrêter. Dedans, les gens sont éloignés les uns des autres, mais il ne faudrait pas qu'ils soient plus nombreux. Enfin, heureusement que les transports en commun fonctionnent, parce que les gens d'ici n'ont pas beaucoup de solutions pour les produits de première nécessité : la pauvre galerie marchande où j'ai acheté le pain est à moitié en ruine. Il n'y reste, outre le boulanger, qu'un salon de coiffure (fermé) et les pompes funèbres. Le reste des devantures est placardé d'une immense publicité pour le projet municipal : "La Côte des Roses [le quartier populaire de Thionville], un poumon vert de la ville !" En lisant bien, je comprends qu'ils vont juste y planter des arbres et tracer des chemins de promenade. Au chapitre des activités commerciales et de la vie sociale : nib, que dalle. La première épicerie doit être à deux kilomètres. Donc, merci le bus.
L'entrée des urgences est aussi juste en face de moi. Et je suis frappé de n'avoir pas encore vu une seule ambulance débouler, toute sirène hurlante. Durant les deux heures passées là n'est en fait arrivé qu'un taxi dont le chauffeur a dû monter la rampe en poussant son client dans un fauteuil roulant. Je songe à la fois où j'avais moi-même été admis aux urgences : les patients n'arrêtaient pas d'arriver. De mon brancard, je voyais passer des vieux appareillés, des bras cassés, des têtes bandées, des fiévreux, et aussi des gens comme moi qui s'étaient juste affolés pour pas grand chose. Seulement ce jour-là, mon médecin de famille ne recevait pas et le médecin de service était à trente kilomètre de chez nous ; les urgences, étant seulement à quinze... Bon, le personnel de l'hôpital, entre analyse de sang et radio, m'avait laissé poireauter une vingtaine d'heures dans un couloir, mais tout le monde avait été très courtois et attentif à ma petite misère. 
La première fois que Francine est allée au urgences (qui justifie sa visite d'aujourd'hui), je suis resté à l'attendre en vain pendant plus de deux heures. Croyez-moi, j'ai assisté à un ballet incessant d'ambulances, trois ou quatre en permanence tête à cul, en attente avec le blessé à l'intérieur. Et là, ce matin : rien. Oui, évidemment, il y a moins d'accidents de la route, moins d'accidents du travail, moins d'accidents de loisirs, moins d'accident de sportifs. Quand on ne fait rien, on ne risque rien. Mais peut-être y a-t-il d'autres explications.
Peut-être qu'une meilleure répartition des rôles avec la médecine de ville et les cliniques privées...
Ca fait un petit moment que j'ai envie d'aller aux toilettes, mais je n'irai pas. J'ai été traumatisé, pour avoir lu, il y a déjà longtemps, que des chercheurs avaient découvert qu'on relevait au moins 36 urines différentes sur un distributeur de cacahuètes de bistrot. Alors dans les chiottes, vous pensez. Mais c'est sans doute de ma part une simple phobie...
J'ouvre le journal : bad trip ! une pure sidération. De la une à la page 28, tout est coronavirus. La moitié des articles sont redondants. Et toute info se voit délayée dans un verbiage répétitif des plus assommants. Tout événement est ramené au coronavirus, jusqu'à la survenue des chenilles de printemps qui ne “connaissent pas le virus”. Suivent sept pages d'avis de décès, une de pub Auto-Moto, deux de sport empêché par le corona, une pub de Norma, le programme télé et la météo. Consternant. Je regrette l'euro que cette rame de papier m'a coûté.
De l'hôpital entrent et sortent régulièrement des malades de tous âges ; et  beaucoup de femmes enceintes - j'aime bien : c'est le symbole de la vie, la vie elle-même. Il y a aussi un va-et-vient d'ambulanciers et de chauffeurs de taxi. Une jeune femme avec un landau peine à gravir une volée de marches. En temps normal, je l'aurais aidée. Là, je voudrais, en compensation, simplement lui sourire, mais son regard m'ignore. 
Et puis s'en vient une jeune maman, tirant une valise et poussant un landau enguirlandé de sacs, de vêtements, dans lequel est sans aucun doute son nouveau-né ; elle a l'air un peu défraîchi, mais elle sourit, et son visage est radieux. Le papa a surgi du parking, venant vers elle vivement ; ils échangent un baiser. Je les regarde s'en aller, si proches l'un de l'autre, c'est bien.
 Francine arrive à son tour : tout est OK. Son toubib a fait du bon boulot. Nous l'applaudirons, lui aussi.

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