"Je me rappelle: c'était le 10 avril 2020. Le printemps explosait partout : soleil, fleurs, chants d'oiseaux, brise douce et légère... le joyeux renouveau que chantaient les poésies de notre enfance ! Ce matin-là, j'étais monté au jardin, avec mon "attestation de déplacement dérogatoire pour faire des courses de première nécessité", afin de récolter mes derniers poireaux avant qu'ils mollissent et grimpent en graines. Le voisin, que je n'avais pas vu depuis plus de trois semaines, était dans son verger en train de contempler avec satisfaction ses cerisiers, ses mirabelliers, ses pruniers tout chargés de fleurs (pas trop d'abeilles malheureusement - mais les bons gros bourdons étaient déjà à l'oeuvre...).Bon. Nous échangeons quelques mots, des banalités : comme moi, il a profité du confinement pour ranger son garage, sa femme qui en a marre de l'avoir à la maison, les enfants qu'il faut occuper... Et puis d'un coup il me dit, avec un soupir et un sourire qui me paraît mendier l'indulgence : "Ca va être dur, après. C'est qu'on prend vite l'habitude de rien faire, hein!?" Et il me dit ça juste au moment où j'avais un début d'envie de me remettre au jardinage, au bricolage, à l'action, au travail, quoi !C'est vrai, à l'époque, j'étais retraité depuis déjà assez longtemps pour avoir oublié combien le boulot - quarante années de banque, le cul sur une chaise à faire du chiffre sur le dos des clients - m'avait emmerdé. " C'est si difficile que ça, votre travail ?" que je lui avais demandé. "Ben, je suis à la chaîne, alors faut suivre... produire jour et nuit quand il y a besoin, et chômage technique quand y a trop de stock, comme maintenant ; on n'est pas toujours sûr du lendemain ; et p'is ça use, de faire les postes." Il travaillait dans une usine qui fabriquait de l'emballage, H 24 - la pointe de la pointe de la technologie, pas encore délocalisable. L'usine a fermé maintenant et pas pour s'installer ailleurs ; et c'est tant mieux. Mais là, ça m'avait frappé, cette absurdité, que la vie d'un type et de sa famille pouvait dépendre du, et être gâchée par, le nombre d'emballages plastiques qu'il produisait.Comme ça, avec une arrière-pensée, je l'avais invité à prendre l'apéro. "Vous croyez qu'on peut ?" En rigolant, je lui avais répondu : "Je peux vous faire une attestation, si vous voulez."Nous nous étions retrouvés dans la rue, respectueusement à distance sanitaire, lui, sa femme, la mienne et moi, entrechoquant nos verres à bras tendus, tout en refaisant, en toute innocence, le monde d'après. Quelqu'un du bout de la rue (un nouveau, inconnu) s'était pointé, promenant son chien, et dans l'euphorie du moment, nous l'avions invité. Et le voilà qui, tout content, laisse cavaler Médor (vu qu'il n'y avait plus de voitures) et qu'il s'empresse de lever le coude avec nous. Puis ç'avait été Madame K., voisine d'en face, rentière un peu revêche et méfiante, 82 ans, vivant seule, qui avait de chez elle engagé la conversation et déposé pour nous sur le rebord de sa fenêtre une bouteille de riesling luxembourgeois. Après elle, le jeune couple du coin... puis le dernier paysan du village qui rentrait d'une visite d'inspection de ses champs... Ah quelle joie ! A la fin, nous interpellions les passants, pas si rares d'ailleurs, et chacun s'arrêtait. Je n'avais depuis longtemps plus de quoi abreuver tout ce monde.C'est comme ça que nous avons commencé. Aujourd'hui, nous sommes quasiment tout le village ; notre coopérative / communalité fonctionne à plein régime : nous échangeons tous les services possibles, nous ne produisons à manger que pour les gens d'ici, des produits d'ici, nous réparons tout ce qui est réparable, nous organisons notre propre système de garde et d'éducation des enfants, nous prenons soin les uns des autres... à tour de rôle. Certains d'entre nous turbinent encore à l'extérieur mais jamais tous en même temps, à tour de rôle aussi... Dès que nous avons assez pour subvenir aux besoins de tous, nous arrêtons le travail. Ca nous laisse un temps fou pour faire des tas de choses inutiles : rêver, glandouiller, faire la fête, muser, musarder, nous amuser, nous aimer, profiter de la vie qui est si courte..."Ce texte est une réponse à la nouvelle que m'a envoyée l'ami Guillaume. (à lire en suivant le lien ci-après)
https://docs.google.com/document/d/1zSYsXXHNQ10ZvJMikPxGXzyJruiagmTQ_Y9R1y-h0oY/edit?usp=sharin
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