Chaque jour, en toute occasion, dans la bouche de politiciens
et de commentateurs politiques, les concepts d’état, de nation, de peuple, et
bien d’autres choses, se trouvent exprimés par une seule et même vocalise, La-France,
ou par sa variante, Les-Français. Or, l’état, la nation et le peuple, ce n’est
pas du tout la même chose.
Par exemple, quand on dit qu’à La-France échoit l’immense honneur
d’organiser les jeux olympiques, on ne dit pas que c’est un comité olympique, des
fédérations sportives, une mairesse de Paris, un président de la république, poussés
par des sponsors et quelques grands aménageurs privés, qui ont sollicité cette
faveur. On ne dit pas qu’ils ont décidé entre eux, sans jamais rien demander au
peuple.
Le peuple est cependant censé approuver. Bien mieux, dans
des moments de gloire tel que celui-là, les Français ont le devoir de se
réjouir et de soutenir ceux qui ont décidé pour eux et obtenu pour eux, comme
un cadeau qui leur est fait, l’organisation de ces JO. L’expression, Les-Français,
ne peut donc pas ici signifier le peuple au sens démocratique d’ensemble de
citoyens. En réalité, Les-Français désigne chacun de nous en particulier.
C’est l’âme qui est visée. Quand on est français, on doit
aimer La-France comme on aime une mère, voire un dieu, c’est-à-dire qu’on doit aimer
aussi tout ce que La-France fait. Car c’est bien La-France elle-même, une
entité agissante, vaste et floue, dont nous faisons partie, que nous le
voulions ou pas, qui avait déposé sa candidature aux jeux. On nous avait
expliqué que Les-Français espéraient tellement l’emporter... L’obtention de
ces jeux devrait donc nous rendre heureux. Depuis, afin sûrement d’allumer en
nous l’étincelle du bonheur, la télé nous donne en effet à voir et entendre un
tas de gens qui expriment leur joie sur les trottoirs.
Lorsqu’un jihadiste attaque un policier au couteau de
cuisine, ce n’est pas Les-Français qui est visé, mais La-France éternelle que
nous devons avoir dans le cœur, mais chacun de nous dans nos sentiments
d’appartenance, de fraternité, de fierté, qui sont censés nous unir, nous tenir
ensemble dans le giron de La-France éternelle.
Aussitôt est organisé un défilé où chacun pousse l’autre
pour être sur la photo afin de montrer à Les-Français tout son amour pour
La-France, une grande messe républicaine faite pour tirer des larmes, à
laquelle nous ne pourrons qu’adhérer, puisqu’il s’agit de La-France, sans quoi nous
passerions pour des traîtres.
On fait alors comme s’il n’existait pas des Français musulmans,
des enfants de travailleurs algériens, par exemple, qui ne se sentent pas si
bien dans La-France, ce pays qui a colonisé leurs aïeux, puis leur a contesté
l’indépendance à coup fusil, qui a ensuite fait venir leurs grands-parents et
les a exploités, qui a méprisé leurs parents et continue de les laisser
eux-mêmes sur le côté de la route. Comme s’ils ne pouvaient pas secrètement comprendre
le jihadiste, même quand ils trouvent que ce n’est pas bien de tuer les gens.
Ces Français-là, par l’œil des médias à l’affût, nous les
observons, nous guettons le signe qui trahira leur haine de La-France. Vous
vous souvenez comme Christian Karembeu avait du mal à desserrer les lèvres
pendant la Marseillaise ? Bon, les journalistes ne disaient pas trop de
lui, sans doute parce que La-France avait exhibé son grand-père dans une cage
tel un singe ; mais quand même, ce n’est pas une excuse quand on porte le
maillot, hein. Lorsque deux sprinters américains avaient jadis levé le poing sur le
podium des JO pour dénoncer l’apartheid à l’égard des noirs aux USA, nous, Français,
avions trouvé leur courage formidable. Mais ça ne se passait pas chez nous…
Il y aurait comme un regain de patriotisme en ce moment. La
machine à manipuler les esprits, qui en fait le commerce, nous dit que le
contexte le justifie : parce que La-France est attaquée (dans ses valeurs),
la nation, Les-Français, doit faire bloc et résister à la soi-disant tentation
de l’éclatement. Plus question de chercher des excuses, de se reconnaître des torts, de jouer les objecteurs
de conscience ; l’empathie peut être coupable, le pacifisme est une trahison.
Ce qu’on attend de Les-Français, c’est qu’il se range derrière le drapeau, se
lève pour chanter la Marseillaise et acquiesce à l’action de son gouvernement
quand il lui prendra de punir l’ennemi dûment désigné.
Comme ce patriotisme - ce nationalisme - est dangereux !
Et particulièrement dans ce contexte de guerre mondiale (oui, oui : vous
n’avez qu’à compter les pays qui ne sont pas en guerre…). D’abord parce que, je
ne suis pas d’accord avec nos dirigeants et que La-France n’agit donc pas en
mon nom. Et puis parce que l’histoire récente nous apprend que quand nos
dirigeants se font humilier par un dirigeant d’un autre pays, au lieu d’avouer
qu’ils se sont fait avoir, qu’ils n’ont pas su faire leur boulot, au lieu de
démissionner, ils nous font croire que c’est La-France qui a été humiliée et que
nous le sommes donc aussi, à grand renfort de discours enflammés et de symboles.
Et alors ? Et alors, Les-Français épouse l’humiliation de
ses chefs et le voilà prêt pour la revanche, tout chaud pour déclarer la guerre
et partir la fleur au fusil dézinguer du Prussien en 14 et du Kadhafi en 2011.
A suivre
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