Ces temps-ci, La-France a beaucoup honoré ses héros.
Au point que le président Macron ne sait plus où donner de la tête, obligé
qu’il est de se montrer à tous les enterrements un tant soit peu colorés de patriotisme.
Dernier en date : l’hommage national au gendarme Arnaud Beltrame. Il est bien
naturel qu’un fonctionnaire mort en exerçant son métier soit honoré, mais il ne
faudrait pas systématiquement « instrumentaliser » toutes les morts à la sauce nationale…
Le gendarme Beltrame était-il bien seulement dans l’exercice de sa mission et
est-ce bien seulement pour cette raison qu’il a fait l’objet du déploiement de toute
la pompe républicaine ?
Si par exemple il était mort d’une traîtreuse rafale de
mitraillette en tentant d’arrêter une bande de braqueurs ou de dangereux
trafiquants de drogue, chose qui arrive aussi, aurait-il eu droit à des
funérailles nationales et à la légion d’honneur ? Pas sûr.
Le gendarme Arnaud Beltrame n’a donc pas fait seulement son
boulot, il a fait quelque chose de plus, une chose extraordinaire dont le
commun des mortels n’aurait pas eu le courage, un geste qui n’a rien à voir
avec le métier de gendarme - car le militaire ne doit en aucun cas mettre sa propre vie
en péril (il est plus utile vivant) -, un geste qui a dû beaucoup étonner ses
supérieurs : on nous dit en effet qu’il a donné sa vie pour sauver une autre
vie, qu’il s’est sacrifié.
Sacrifié ! La formule est désormais banale, mais le
fait évoqué n’est pas anodin : le sacrifice est un acte religieux qui
consiste à immoler une victime, parfois innocente, en offrande à une divinité afin
de s’attirer ses bonnes grâces. C’est ainsi que sont égorgés les esclaves de
l’Inca et les agneaux pascaux, et peut-être les dindes de Noël. Si l’on
considère qu’Arnaud Beltrame s’est sacrifié, c’est forcément sur un autel.
Ceci dit, peut-être Arnaud Beltrame espérait-il simplement pouvoir
désarmer le terroriste (dont nous tairons le nom pour ne pas en faire un
martyr du djihad) et là, ça cadre tout de même mieux avec le travail d’un
gendarme. OK ?
Nous devons comprendre que celui qui nous est désigné, urgemment
et avec insistance, comme un héros est d’abord celui qui se moque de vivre, pourvu
que sa mort en laisse vivre d’autres. C’est un choix que font peu de gens, mais
qui est nonobstant respectable. En y réfléchissant, on peut voir dans ce sacrifice un geste christique ! A l’instar de Jésus mort sur la croix pour
nous sauver des péchés que nous n’avions pas encore commis, le père ou la mère s’accuseront
du crime de leur enfant, le vieillard donnera son gilet de sauvetage à plus
jeune que lui, le pompier se jettera dans l’incendie au mépris du risque d’y
périr. Cela ne fera pas d’eux des héros.
Mohammed Bouazizi qui s’immola par le feu, l’inconnu de Tien’anmen
qui se tint debout face aux chars, Che Guevara qui combattit les dictatures d’Amérique
Latine… en voilà qui ont de l’étoffe des héros.
Pourquoi ? Parce que les héros, à qui nous prêtons - peut-être sans savoir -, des motivations généreuses, désintéressées, atteignent à la dimension supérieure, universelle, du
modèle et de l’emblème, lorsque leur sacrifice peut être sublimé. Ils deviennent des symboles et des exemples pour… un
grand nombre de gens. Non, pas pour tous
les gens (Che Guevara n'est-il pas haï par beaucoup?). En fait, le héros n'est pas universel, car il n’atteint qu’à
la dimension partisane : le héros est toujours celui d’un clan, contre un autre clan. C'est cela qu'il nous est demandé de comprendre.
Le gendarme Arnaud Beltrame est-il un héros ? Bien sûr,
puisqu’il a été désigné comme tel au peuple français, notre clan, par le président de la
république : "Il faisait face à l'agression islamiste, à la haine et
à la folie meurtrière, et avec lui surgissait du cœur du pays l'esprit français
de résistance." Voilà le fin mot
lâché, la justification de cette consécration, de cette sacralisation du héros :
le héros incarne La-France, notre France bien aimée, face à ses ennemis (l'autre clan). Dans
cette affaire - désormais banale n’est-ce pas - de prise d’otage par un français musulman
islamiste radicalisé adoubé djihadiste (quoique jugé non dangereux), le gendarme
Beltrame s’est sacrifié sur l’autel de la patrie ; cela signifie que de son corps il a fait un rempart, qu'il a
donné sa vie pour que La-France menacée demeure, pour ses valeurs, pour nous, pour vous, pour moi, pour que nous puissions dormir sur
nos deux oreilles, dans le meilleur des mondes… etcetera.
Le président Macron, comme ses prédécesseurs, nous a récité
le mantra du patriote : « Français, tous ensemble, unis contre la
barbarie ! » ; ça voulait dire aussi
« Regardez comme je fais bien, et soutenez-moi ! ». Eh bien, je trouve cette déclaration, d’une
part, inepte parce qu’elle ne dit rien d'intelligible (on ne voit pas bien comment on pourrait, dans nos bleds respectifs, se dresser contre la folie meurtrière - c'est comme une prière adressée au vide -, d’autre part, défaitiste : sommes-nous
en effet tombés si faibles qu’il nous faille un ennemi et un héros pour nous
sentir solidairement français ? C’est faire peu de cas des choses (les
fameuses valeurs ?) qui pourraient vraiment nous donner envie de nous sentir
français parce que ces choses sont réellement universelles, utiles et bonnes pour le
genre humain.
Ne pourrions-nous pas nous rassembler pour quelque chose au lieu de nous
rassembler contre ? Réfléchissons… Non, décidément, ce n'est pas possible. Car les Français ne pensent pas tous pareil. Et parce qu'être français, ça veut juste dire qu'on est soumis aux lois, us et coutumes, impôts, dirigeants, etcetera, qui s'appliquent ou sévissent sur le territoire reconnu comme France.
Moi, par exemple, je ne suis pas patriote, je ne défends
pas ce qu’on appelle La-France envers et contre tout. Ainsi, je ne supporte pas
qu’on dise que c’est La-France qui a déclaré la guerre à Kadhafi alors que
c’est Sarkozy tout seul qui l’a fait et, à mon avis, pour de très vilaines
raisons en plus. J’ai en revanche apprécié le discours de Villepin à l’ONU
contre la guerre qui devait abattre Saddam Hussein ; mais ni Villepin, ni
Chirac n’étaient La-France. Je comprends par exemple que les habitants du
royaume de France se soient sentis de la même nation au moment de la
révolution, quand l’Europe entière des royautés s’est liguée pour tuer dans
l’œuf l'espoir d'avènement d'une démocratie. Mais Napoléon n’est pour moi qu’une source de honte française, ne serait-ce que par l’horrible répression qu’il a exercée sur les
révoltés de Haïti (entre autres). Les grévistes qui ont amené le gouvernement du Front
Populaire à octroyer les congés payés, les 40 heures, et le reste, voilà (peut-être) une
raison de se préférer français plutôt qu’Anglais ou Allemand. Mais peut-être
aurais-je préféré être luxembourgeois en 1914…? Et pour en finir : le pillage des colonies
africaines ne peut pas rendre fier et je ne pense pas que les militaires français morts ces dernières
années dans des opérations extérieures l'aient été pour La-France.
Jean Jaurès, c’était un gars bien, tout le monde aujourd’hui
se réclame de Jean Jaurès, même le belliqueux Sarkozy, mais on a beau tendre l’oreille, on n’entend pas beaucoup
de voix comme celle de Jaurès (je vous laisse chercher lesquelles) : nos gouvernants sont tous des va-t-en-guerre !
Qui songe à honorer les fondateurs de l’Internationale
Ouvrière Socialiste de 1923 qui, bien que modérée, aurait sans doute été le
meilleur moyen d’éviter la seconde guerre mondiale si seulement les patriotismes exacerbés et revanchards ne l’avaient divisée et affaiblie ? Personne. Les ouvriers allemands et
français qui tentaient alors de s’unir pour une Europe sociale et pacifique sont oubliés. Ils
auraient pu faire de jolis héros pourtant. Non, à la place, nos monarques élus nous désignent toujours et encore des ennemis, objets de notre haine : la nébuleuse des islamistes, Bachar al Assad, Maduro et Poutine, contre qui l'Union Européenne veut faire l'union militaire.
Allez ! L’objectif de ces commémorations et hommages en
l’honneur des héros de la nation est encore de faire passer la pilule du libéralisme, de
l’austérité, de la paupérisation des classes moyennes, du maintien d’une classe
miséreuse, de la destruction de l’état et des services publics, de masquer le
scandaleux enrichissement des capitalistes indéboulonnables qui depuis des
siècles s’engraissent en parasites du travail des autres, tels ces actionnaires de Carrefour qui viennent de toucher le super pactole tandis qu'on annonçait le dégraissage du personnel.
Pendant qu’on
diffuse les sept heures de cérémonie, puis qu'on les commente, on n'a pas le temps de nous informer que les
universités commencent à entrer en ébullition et que les mécontents font déjà une
majorité dans le pays, pas le temps non plus de parler de l'armée israélienne qui a tué 16 manifestants palestiniens dans la bande
de Gaza ; car le peuple n'a pas besoin de réfléchir, juste mettre la main sur le cœur et communier dans l’émotion nationale... Et demain, la
fleur au fusil, la patrie passera avant la famille, sinon ce sera le peloton d’exécution.
Petite crotte sur le gâteau patriotique : comme il n’y avait pas de juif
dans le supermarché de Trèbes, le CRIJF nous a balancé Mireille Knoll : « Nous
sommes tous Mireille. » N'aurait-il pu y avoir dans cette marche blanche une petite pancarte
« Nous sommes tous Arnaud » ? Mais non. Les français ne sont pas des
héros, tout au plus des victimes ou des bourreaux.
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Des gens parlent ici du gendarme Arnaud Beltrame :