Toujours Bourdieu, en 1996, à propos de son travail de
recherche au CNRS :
« Nous
sommes des fonctionnaires de l’humanité, payés par l’état, et il fait partie de nos obligations de
restituer ce que nous avons acquis. »
Bourdieu affirmait donc ainsi l’existence
d’une éthique du fonctionnaire chercheur, et lorsqu’il publiait ses analyses du
fonctionnement de la télévision, il espérait sans doute que cela favoriserait
une réflexion, mènerait à une prise de conscience et à terme à une correction
des défauts, dérives et dangers qu’il relevait. Pour cela, il eut fallu
qu’il passât à la télévision et qu’il n’y fût pas descendu en flammes.
En vérité, Bourdieu n‘était pas un naïf. Prévoyant que son
ouvrage, trop critique à l’égard de la télévision et en particulier du
journalisme de télévision, serait mal reçu et que le milieu télévisuel, afin de
s’en défendre, n’en tiendrait tout simplement aucun compte, il prophétisait même :
« J’ai toutes
les raisons de craindre que mes analyses ne servent surtout qu’à alimenter la
complaisance narcissique d’un monde journalistique très enclin à porter sur
lui-même un regard faussement critique. »
Comme il était encore au-dessous de la vérité ! Le journaliste de télévision se
pose en effet toujours en juge et en partie du simple fait que c’est lui qui
décide seul de l’information qui doit être reçue du téléspectateur. Donner à
entendre une critique à son propre égard saperait en effet sa crédibilité, et il s’en
suivrait inévitablement une baisse de l’audimat. Nous savons que, pour quiconque fait de la
télé, toute baisse de l’audimat a pour conséquence immédiate la disparition des
écrans. Le journaliste de télévision (qui tient à son job, bien payé) est donc logiquement
condamné à avaler des couleuvres, à épouser la ligne rédactionnelle de sa
chaîne, à se soumettre aux ordres de l’actionnaire principal de sa chaîne. C'est pour ça qu'il est bien payé.
En
20 ans, rien ne s’est passé, la situation s’est même plutôt aggravée, car il est
impossible aujourd’hui d'adresser la moindre critique à un journaliste. Soit il
vous coupe lui-même au montage, soit il vous démolit au montage. C’est là son pouvoir. Toujours
sous l’œil bienveillant de son patron !
A ce stade, dit Bourdieu, « il est important de savoir que NBC appartient à General Electric, que
CBS est la propriété de Westinghouse, que ABC est la propriété de Disney, que
TF1 est la propriété de Bouygues… Il est évident qu’il y a des choses qu’un
gouvernement ne fera pas à Bouygues, sachant que Bouygues est derrière TF1. Ce
sont là des choses tellement grosses et grossières que la critique la plus
élémentaire les perçoit. […] s’exercent les censures de
tous ordres qui font de la télévision un formidable instrument de maintien de
l’ordre symbolique. »
Aucun journaliste de télévision ou de radio n’est libre. Le problème,
c’est qu’il prétend le contraire. Il ne dit pas pour qui il roule, qui lui
donne des ordres, ni à qui il se doit de plaire ; il se réclame toujours haut et
fort d’une déontologie qu’il se voit obligé de piétiner chaque jour, il se
prend pour un contre-pouvoir alors qu’il est au contraire au service d’un
pouvoir, celui du parti qui gouverne, celui des financiers qui le paient.
Et nous y voilà, au « maintien de l’ordre », pas seulement
symbolique car le journalisme des grands médias populaires est aujourd’hui une police de la pensée et le journaliste un CRS de l’ordre établi. « Circulez, y a rien à voir ! »
à suivre